Sous un ciel bas et gris, le lac gelé est bercé par les bourrasques d’un vent frileux qui frappe en sifflant la portière d’une petite voiture rouge seule au milieu d’un stationnement vide. Pour qui sait lire les signes du ciel, cette folie est passagère, et le soleil sera bientôt de retour. La conductrice, en butte aux attaques successives du vent du Nord s’extirpe avec conviction de son véhicule. D’un pas rapide, elle s’engage dans le chemin menant au restaurant en rabattant le capuchon de son manteau.
Et soudain… elle heurte quelqu’un venant en sens contraire, qui, heureusement la rattrape avec douceur. Elle lève les yeux vers l’inconnu, et…chavire dans la nuit étoilée d’un regard qu’elle pensait appartenir au passé. Figée, elle fixe incrédule ce revenant. Le passé visite le présent, les souvenirs foisonnent, envahissent son cœur. Il y a si longtemps…est-ce possible qu’il soit revenu, ici, et à l’automne de sa vie, celui qui fut le premier, celui qu’elle avait quitté avant que ne meure le temps d’aimer, celui qui avait accepté qu’elle s’en aille.
─ Asif? Après plus de 40 ans? Un hasard?
─ Comme on ne s’est jamais menti, je répondrai non.
─ Comment?
─ Catherine… Je l’ai contactée et j’ai plaidé ma cause. Elle m’a confié que tu venais tous les mardis après-midi manger à ce restaurant. S’il-te-plaît, allons manger ensemble, pas de promesse, au nom du passé.
─ Catherine… Si elle a dit oui, je suppose que je n’ai plus le choix. Maman aussi a toujours eu un faible pour toi. Charmeur… Tu as toujours ce regard profond qui me fait fondre, et… tu portes la veste de cuir que je t’avais offerte. Incroyable… le gilet bleu poudre … après 40 ans…
─ Entrons, il fait froid, j’ai voulu mettre toutes les chances de mon côté, mais le vent me transperce.
Bouleversée, elle termine l’ascension du chemin et entre rapidement à l’intérieur sans se retourner. La serveuse qui la connaît bien lui fait signe de choisir sa table. Toujours sans regarder celui qui la suit, elle s’attable à la banquette près de la fenêtre. Immobile, il la suit du regard, attentif et sur la réserve, il retire sa tuque et la rejoins. Ils se détaillent tendrement, car les années marquent souvent les êtres.
─Tes beaux cheveux noir corbeau sont complètement blancs, heureusement tu les portes toujours long, tu ressembles à ton père, il est toujours vivant?
─ Malheureusement non, je reviens de Karachi. C’est un peu à cause de lui si je suis ici… Avant de partir, il m’a suggéré de te retrouver.
─ C’est vrai qu’il y a des rencontres si intenses qu’une fraction de seconde équivaut à une éternité. Je me souviens, il m’appelait sa princesse des neiges. Toutes mes condoléances, je sais que vous étiez très proche.
─ Avant de partir, il m’a confié qu’il comprenait qu’au printemps d’une vie il semble préférable de se quitter avant que ne meure le temps d’aimer, mais qu’au fil des saisons ce qui fut notre amour n’a jamais été emporté par le temps, et que lorsque survient l’hiver d’une vie, le futur cède sa place au présent. Il faut vivre passionnément, car la tendresse est désormais notre unique richesse. Pour lui, il était temps de poser mes bagages et enfin vivre la seule vraie histoire d’amour de ma vie. Il m’a pris la main, en me disant d’aller chercher ma princesse des neiges.
En revenant au Canada, je me suis rendu compte qu’après toutes ses années ton image me hante toujours, dans la solitude de mon lit je te parle tout bas. J’ai le mal d’amour, j’ai le mal de toi. J’ai respecté ton souhait en acceptant de te laisser partir, mais…
Il prend un grand portefeuille en cuir noir dans la poche de son manteau, l’ouvre et sort une vieille photo toute jaunie.
─ Elle ne m’a jamais quitté. Pendant 40 ans, même si d’autres m’ont ouvert la porte, inexorablement je te revenais. Non je n’ai rien oublié.
─ Tu rougis toujours comme une petite fille et tout ton corps tremble comme une feuille quand les émotions sont trop fortes. Dans un instant, tu vas pencher la tête et rire doucement pour faire accroire au monde entier et surtout te convaincre que tout va bien. Tes cheveux embaument toujours ton parfum au freesia.
─ Tu sens toujours la cannelle et je suis certaine que ta peau goûte le pain d’épice. Même après tout ce temps, je me sens comme une collégienne qui a besoin de tes bras pour la rassurer.
Il tend la main et en cherchant son regard ajoute d’une voix empreinte d’émotions :
─ Le printemps s’est enfui depuis longtemps, j’ai une vision différente du monde qui nous entoure, j’aimerais retrouver la spontanéité de notre jeunesse et nous ressourcer à la fontaine de jouvence de nos rêves et de nos espoirs. Ne rien prévoir, sinon l’imprévisible. Ne rien attendre, sinon l’inattendu. Et si tu en as envie, si tu es disponible, faire ensemble, le seul, le vrai, l’unique voyage, changer de regard ensemble et, combattre pour le reste du parcours avec les feux de la tendresse et, riche de dépossession, n’avoir que sa vérité. Voir les défis comme des leçons de vie qui mènent à l’honneur pour soi-même, celui dont les autres n’entendent jamais parler.
─Tu as toujours la vertu des chevaliers anciens.
─N’oublie jamais petit samouraï du futur que la vraie valeur est avide de périls. À l’hiver de sa vie, il faut se consacrer à l’essentiel pour faire de l’impossible d’hier le possible de demain.
3 Commentaire
Lynne Lapointe
octobre 17, 2020 at 9:10Droit au but! Tout y est dans ce récit! Bravo Blanche.
Gaëtane Lapointe
décembre 3, 2020 at 5:06Peut-on espérer s’installer dans un autre coeur après avoir goûté le premier qui nous a fait chavirer.
Blanche Claire Gaudreault
décembre 5, 2020 at 11:22Oui car le premier est une initiation qui nous montre le chemin.