Tout excité par la perspective d’aller chercher le cadeau de Noël de son grand-père, Karl marche rapidement vers le magasin d’articles de pêche du quartier. En arrivant devant la devanture, il s’immobilise les yeux pleins d’étoiles en songeant au plaisir qu’il provoquera en offrant les mouches tant convoitées. En véritables stratèges, sa mère et lui ont réservé toutes les mouches préférées du patriarche afin d’avoir le premier choix chez leur fournisseur. Une véritable campagne de séduction, où toutes les manœuvres étaient permises pour acquérir une marchandise devenue introuvable en temps de pandémie. Il a, en sa possession, l’arme ultime qui a fait tout basculer devant la menace d’un autre acheteur prêt à faire monter les prix. Sa mère a promis un pain entier de son fameux gâteau aux fruits que monsieur Latulipe savoure religieusement chaque année avec son grand-père en prenant leur café du temps des Fêtes.
Le propriétaire sourit en observant entrer le jeune garçon dans son établissement.
─ Tu as le gâteau que ta mère m’a promis?
─ Dans mon cas à dos. Elle a même ajouté une boîte de beignes.
─ La grosse boîte métallique carrée?
─ Exactement! Je les dépose sur votre comptoir? Il n’y a pas de témoin.
─ Bonne idée mon garçon.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le propriétaire saisit les deux paquets qu’il dépose rapidement sur une tablette derrière le comptoir.
─ Suis-moi dans l’arrière-boutique, je mets le loquet, les rares clients pourront toujours sonner.
Il se retourne et pose doucement une main sur l’épaule de son jeune client. Il hésite, cherche comment exposer sa demande, puis se lance.
─ J’aimerais comprendre ce qui a sauvé ton grand-père de la dépression. Ta mère m’a confié que tu es dans le secret, mais que tu ne t’es jamais confié à elle. J’aimerais comprendre, afin de maintenir les conditions gagnantes.
─ C’est grâce à Perlimpinpin si grand-père a repris goût à la vie…et un peu à moi.
─ Perlimpinpin? Qui est-ce?
─ C’est une longue histoire. Si vous m’offrez un chocolat chaud et deux trois beignes, je pourrais vous raconter.
Trop content d’avoir convaincu Karl de se mettre à table, Maurice court fermer la porte d’entrée, ramasse les paquets et invite son jeune ami à le suivre. Confortablement attablé devant deux chocolats chauds et un petit monticule de beignes, le vieil ami attend fébrilement que son jeune complice commence son récit.
─ Au chalet, grand-père après le décès de grand-mère était triste et silencieux, jusqu’au jour, où, il est venu me demander de l’aider à replacer du bois de la corde en arrière du garage.
Une fois dehors, il me fait promettre le secret. Trop content d’avoir à partager un secret avec un adulte, j’ai promis avec enthousiasme. C’est alors qu’il m’a confié.
─ J’ai trouvé un renardeau hier soir caché dans la corde de bois. Je l’ai aussitôt installé dans le grenier du garage. Ce matin, monsieur Leloup aux abois, vient me trouver pour me conter qu’hier il avait tué une renarde dans son poulailler et qu’il avait même réussi à retrouver la tanière et tuer le père et deux renardeaux. Tu comprends bien que je ne lui ai jamais parlé de Perlimpinpin. Comme notre petit orphelin a dû être très futé pour échapper à notre voisin, je l’ai baptisé Perlimpinpin.
Soudain rêveur, le gamin reste muet et songeur.
─ Et? Le chat t’a mangé la langue?
Il prend une gorgée, puis reprend plus lentement : grand-père a tout de suite adopté son petit visiteur et quand il s’absentait, je le remplaçais. Malheureusement, Perlimpinpin a grandi et il nous a quittés. Ce printemps, même si grand-père savait que je n’aimais pas la pêche, il m’a demandé de venir l’aider à mettre la chaloupe à l’eau. Maman m’a regardé, et j’ai vite compris qu’il n’était pas question que je refuse.
Une fois arrivé au quai, grand-père m’explique qu’il a besoin de moi pour une mission secrète. Perlimpinpin était de retour et avait besoin de nous pour nourrir sa famille, car sa femelle venait de mourir.
J’ai donc commencé à pêcher avec grand-père pour nourrir notre ami et sa famille. Perlimpinpin venait au quai tous les jours et nous lui donnions du lait et du poisson. J’ai découvert que grand-père était un grand pêcheur et nous nous sommes apprivoisés l’un l’autre. Si bien, qu’à la fin de l’été nous étions inséparables, et j’étais devenu un adepte de la pêche. Perlimpinpin nous a unis. Grand-père est devenu mon héros. Je suis, avec Perlimpinpin, sa nouvelle raison de vivre.
─ Perlimpinpin est reparti?
─ Oui. Grand-père m’a expliqué que notre arrangement était temporaire. Tu sais, plus j’y pense et plus je comprends que grand-père et moi étions tous les deux seuls et que Perlimpinpin nous a réunis. Tu crois que grand-mère veille sur nous? Qu’elle nous l’a envoyé?
Pris de court par cette question, le propriétaire est sauvé par la cloche, et soulagé, il quitte précipitamment les lieux pour répondre.
Laissé seul, le petit chenapan en profite pour finir les beignes et regagne l’avant du magasin où son interlocuteur sert un client.
Sans dire mot, il met les deux paquets clairement identifiés à son nom dans son havresac et quitte la boutique en saluant de la main.
De retour à la maison, il cache les boîtes dans le grenier en suivant les instructions de sa mère, puis retourne à la cuisine, décidé à avaler des beignes gelés avant l’arrivée de son père.
Pris en flagrant délit par son grand-père, il roule des yeux en se tordant les mains.
─ Petit gredin! Je te prends la main dans le sac… ou plutôt dans le congélateur.
L’air penaud le petit-fils s’exclame : ils sont trop bons, même gelés.
─ Je sais. Passes m’en deux et je ne dirai rien à ta mère.
─Tu les manges gelés?
─ Depuis toujours…
Les deux compères mangent avec appétit et Marcel informe Karl que son père entrera très tard.
─ J’ai besoin de toi. J’ai hésité, mais comme nous serons de retour pour le souper, ta mère ne m’en tiendra pas rigueur. Je veux aller couper un sapin de Noël au chalet, comme je le faisais avec ta grand-mère. Tu m’accompagnes?
Trop content d’aller au chalet, le garçon accepte avec enthousiasme.
Comme il fait noir tôt, il ne faut pas traîner. Les deux complices quittent la maison et se retrouvent rapidement sur le chemin de terre menant à la maison de campagne familiale.
─J’ai déjà repéré notre arbre, il est juste derrière la balançoire. Facile d’accès, un jeu d’enfant.
Une heure plus tard, le sapin est fermement attaché sur le toit de la voiture et nos deux amis décident de se rendre au quai, afin de vérifier si la chaloupe est toujours en place, et, surtout pour essayer de voir Perlimpinpin.
Une fois arrivé sur les lieux, Marcel scrute le ciel et constate que le gris laiteux annonce une grosse tempête.
─Vite, il faut retourner en ville, c’est un ciel de blizzard… Vite, on court!
L’enfant sceptique se traîne les pieds, au grand désespoir de son aîné.
─Ta mère va me faire un sermon et je n’ai pas fini d’en entendre parler!
À mi-chemin, il neige déjà à plein ciel et le vent se lève.
Soudain inquiet, Karl comprend que son aïeul a raison.
Ils quittent les lieux sur les chapeaux de roues et, en haut de la dernière côte du chemin de terre, surgit de nulle part, un cerf saute devant l’auto. Pour l’éviter, le conducteur donne un coup de volant et le véhicule quitte la route et s’immobilise sur le tronc d’un arbre du ravin. Tout étourdit les deux passagers, heureusement attachés et protégés par les sacs gonflables, restent immobiles. Le cerf percuté par le sapin a rebondi dans la vitre arrière qui est entièrement défoncée. Les branches des conifères bordant la route ont traversé les deux fenêtres des sièges arrière. En secouant la tête à plusieurs reprises le gamin se rue sur son grand-père inanimé.
─ Grand-père, grand-père! Il ne faut pas mourir!
L’enfant complètement hystérique secoue vigoureusement le conducteur.
─ Arrête! Je ne suis pas mort, mais si tu continues ça pourrait activer les choses.
Le vieil homme bouge lentement pour vérifier les dommages. Il lève la tête vers Karl et lentement commente la situation. Dehors la tempête se déchaîne et le vent et la neige s’engouffrent de partout à l’intérieur du véhicule qui ne démarre plus, malgré les tentatives répétées.
─Heureusement, je n’ai rien de cassé, mais ma jambe gauche est en mauvais état. Tente de sortir et viens m’aider à faire de même.
Trop heureux de bouger, l’enfant s’extirpe de la carcasse et réussit à ouvrir la portière gauche. L’adulte se laisse tomber dans la poudreuse en geignant, puis s’assoit en s’adossant sur la familiale. Il tente en vain de s’orienter, mais dans la tourmente, il n’arrive pas à se situer. Quand soudain, entre deux arbres deux yeux dorés le contemplent avec calme. Au même moment, Karl crie joyeusement :
─ Perlimpinpin! Tu es venu!
─ Impossible… C’est bien toi!
Le beau renard dans sa fourrure somptueuse d’hiver, avance lentement comme s’il était le prince de la forêt. Il s’assoit calmement devant son ami et penche la tête. Voir ainsi, goupil silencieux devant deux humains en péril dans un décor apocalyptique hivernal a de quoi surprendre. Une féérie boréale où l’humain joue sa vie… Dans son élément, le canidé saisit la manche du garçonnet et l’oblige à le suivre. Comme tous les enfants, Karl, mis en confiance, le suit docilement dans la tourmente blanche pour disparaître dans l’enfer blanc. Dix minutes plus tard, il revient en courant, et à bout de souffle, il s’exclame : il y a un petit chalet au bas de la côte!
─ La cabane à Lionel! Nous sommes sauvés. Karl prend ton tapis pour glisser et je vais pouvoir descendre vers cet abri providentiel.
Karl et Perlimpinpin tirent ensemble le patriarche vers le haut de la colline. Et après une demi-heure d’efforts concertés, le trio entre enfin dans leur abri de fortune.
─ Je n’ai jamais été un adepte de la chasse, mais il faut reconnaître qu’il n’y a personne d’aussi compétent en survie qu’un chasseur. Lionel n’a rien d’un décorateur, mais nous serons au chaud. Allume le poêle. Regarde dans le coffre, je te parie qu’il contient tout ce qu’il faut pour me soigner et nous ravitailler. Après un souper frugal, enroulés dans des couvertes, en sirotant des boissons bouillantes devant un feu ronflant, nos trois amis se serrent étroitement en saluant leur bonne fortune. Dehors, la tempête fait rage et on ne peut plus distinguer le ciel de la terre.
Lové entre les deux humains, le renard ferme les yeux de bonheur.
─ Je savais bien que tu étais spécial. Du jour où tu es apparu, j’ai repris goût à la vie.
─ Grand-père, tu crois qu’on pourrait demander à maman de garder Perlimpinpin avec nous?
─ C’est inutile mon grand, Perlimpinpin a sa vie, mais comme tu peux le constater ce soir, il vivra toujours dans notre cœur, comme nous sommes omniprésents dans le sien.
─ Grand-père, je n’oublierai jamais ce Noël…
─Moi aussi, mon amour!
Chers lecteurs,
Perlimpinpin et moi nous vous souhaitons des Fêtes en sécurité, sous le signe de la santé.
1 Commentaire
Gaëtane Lapointe
janvier 9, 2021 at 4:00En temps de pandémie, lire l’amour qui se tisse entre de différentes générations d’humains et un perlimpinpin s’y joindre afin de mettre un baume sur une blessure mal cicatrisée fait rêver au jour ou nous accepterons un autre mode de vie.