Accoudée au bar, une main sur son verre de bière, une jeune fille au corps musclé, arborant une coupe Mohawk et plusieurs piercings, contemple les bouteilles multicolores qui se mirent à l’infini dans les miroirs et les tablettes en verre. Rêveuse et immobile, elle suit des yeux le barman qui s’active en préparant les consommations des serveuses et des habitués.
En ce vendredi pluvieux, le pub est rempli à capacité et le personnel a de la difficulté à répondre à la demande des clients assoiffés. Sous un éclairage tamisé, flotte une odeur de transpiration et de vêtements humides qui embuent les miroirs et rend l’atmosphère un peu glauque. Les habitués, déjà assis à leur place respective, regardent entrer la clientèle du vendredi soir, fuyant la pluie du boulevard. Les hommes seuls espèrent des clientes prêtes à faire la fête, tandis que les groupes de femmes jaugent chaque homme qui passe la porte d’entrée.
Derrière une colonne, un peu en retrait, deux amis dépareillés boivent leur bière en mangeant des peanuts. Le plus grand, une armoire à glace, penche la tête vers son petit copain et lui murmure à l’oreille.
─ Une bouche sensuelle et des yeux de sirène, verts comme la mer, même les lobes d’oreilles me font envie. Des seins juste la bonne grosseur, fermes à souhait, et je ne te parle pas des cuisses longues et musclées, pas une once de graisse. Du beau butin… à faire rêver…
─ Tu peux rêver longtemps, mon vieux… mais ce butin-là n’est pas pour toi. Oublie ça.
─ Tu sauras qu’avec mes pectoraux et mon look d’homme fort, je pogne plus que tu penses.
─ Ça n’a rien à voir avec ton physique… Rebelle choisit ses mecs, pas le contraire.
─ Rebelle, joli nom…
─ Un nom qui la définit bien. Oublie cette fille.
─ Tu rigoles! Regarde-moi aller!
Le mastodonte se déplie rapidement et, en bombant le torse, se dirige vers la sirène du bar. Il commande un pichet de bière et se tourne lentement vers la jeune fille.
─ On ne s’est jamais rencontré?
─ Ça m’étonnerait, mon beau.
Il esquisse le geste de s’asseoir sur le tabouret et s’arrête immédiatement, les yeux écarquillés, surpris et le souffle court. Le barman esquisse un large sourire et, en servant le pichet demandé, lui dit :
─ La place est prise, mon grand. Si tu tiens à tes bijoux de famille, tu prends ton pichet et tu retournes d’où tu viens. Je t’envoie Paulette pour payer l’addition.
Le frimeur saisit rapidement le pichet et quitte le bar sans même regarder la jeune fille sous le regard amusé de son compagnon qui a suivi toute la scène.
En arrivant à sa table.
─ Une vrai folle! Tu as vu… elle me tenait par les couilles!
─ Je te l’avais dit. Dans la rue, on l’appelle Rambo et, quand elle consommait aucun mec, ne se serait essayé… c’est te dire…
Le mastodonte se rassoit et, une fois évaché, continue à contempler la jeune fille.
─ Du beau butin quand même… Des yeux mon vieux, profond comme la mer avec des reflets émeraude. Elle n’a jamais eu de petit copain? Une lesbienne?
─ Du tout, je te l’ai dit, elle choisit elle-même.
Derrière le comptoir, le barman, amusé, propose une autre bière à la jeune fille.
─ Je vais m’incruster ce soir. Apporte- moi un pichet. Je n’ai pas trouvé d’emploi, je n’ai même plus assez pour me payer une chambre.
─ On se connaît depuis trop longtemps pour que je te jette à la rue. Je te permets de coucher dans l’entrepôt à la fermeture, dans mon petit coin lorsqu’il fait trop mauvais pour que je rentre. Par un temps pareil, on ne mettrait même pas son chien dehors.
─ Merci, je ferai du rangement pour te dédommager.
─ Ne t’inquiète pas.
Des serveuses impatientes :
─ Jack, ça vient les pichets?
Jack, en les servant :
─ C’est la folie ce soir.
Au même moment, à l’entrée, une jeune femme toute mouillée, le toupet dégoulinant, se bat avec son parapluie qui ne veut toujours pas se fermer, et découragée, le laisse contre le bar en levant les bras au ciel.
Elle essaie de remettre de l’ordre dans sa chevelure frisée dont le volume double à vue d’œil et, concédant la victoire, les attache en queue-de-cheval. Déboutonnant son ample imperméable, elle essaie tant bien que mal de se sécher en se secouant comme un petit chien barbait. Les gens, attablés en biais, protestent bruyamment en lui lançant des quolibets salaces. Indifférente, elle hausse les épaules, leur tourne le dos et reprend son sac à main ruisselant échoué sur le sol dans une mare d’eau. Telle une épave luttant contre les vents, elle tangue lourdement, puis se dirige d’une démarche chaloupée vers le tabouret occupée par Rebelle en hélant le barman. Une fois assise, d’une voix éraillée, elle lance :
─ Jack, un double, ça presse.
Pivotant rapidement vers la droite, elle regarde de biais sa voisine, puis penchant la tête, commente d’un ton espiègle :
─ Une semaine difficile?
─ Tu l’as dit!
Jack plaçant le verre de scotch devant la nouvelle venue, dit :
─ Rebelle, je te présente Bella, elle est la directrice du Centre d’emploi à côté.
─ À part la température qui met tout le monde à cran, qu’est-ce qui vous rend si découragée?
─ J’essaie d’innover et de trouver de nouveaux mécanismes d’aide pour ma clientèle et je me rends compte que les options et les services offerts ne sont pas toujours à la hauteur.
─ De quel type de clientèle parlez-vous?
─ De femmes victimes de violence. En général, nos services fonctionnent, mais quand je suis confrontée à des cas comme ceux que mes deux conseillères m’ont référés cet après-midi, je suis profondément découragée.
Mes problèmes sont d’ordre professionnel, mais je te regarde et je constate que les tiens sont personnels. Je me trompe?
─ Pas vraiment, je n’arrive pas à me trouver du travail et je n’ai plus le choix que de retourner dans la rue. Même si je suis clean depuis plus de neuf mois, mon look et mon casier judiciaire effraient les employeurs.
─ Bella, Rebelle est une fille fiable, ne t’arrête à son look, elle ne consomme plus et je réponds de son honnêteté.
─ Jack semble avoir confiance en vous. Notre centre offre un programme de retour sur le marché du travail pour les gens qui ont un casier judiciaire. Jack a déjà engagé de nos clients.
─ Est-ce que tu aurais quelque chose pour moi?
─ Cela dépend de ce que nous avons en ce moment. Il faudrait t’inscrire demain matin.
Approchant par derrière, une femme, portant un chapeau de cowboy, se dirige vers Bella, coquine, le sourire aux lèvres. Elle lui met la main sur l’épaule en s’exclamant :
─ Salut ma belle! Malgré nos deux horaires surchargés, j’ai réussi à me libérer et me voici toute à toi! Sérieusement, tu me manques!
Bella se retourne vivement et les deux femmes s’embrassent tendrement.
─ En plus, j’ai une mauvaise nouvelle… La fille que j’avais engagée ne fait pas l’affaire. Désolée, je l’ai mise dehors.
─ Merde… Tu as toujours besoin d’une employée?
─ Plus que jamais… Mon vieux Joseph a de la misère à suivre la cadence et le travail sur un ranch ne peut pas s’accumuler.
Bella regarde Sarah, hésite… puis se tourne vers Rebelle.
─ Est-ce que le travail physique te fait peur?
─ Non, je suis en forme, regarde-moi, quatre heures de gym par jour et je nettoie le gymnase pour payer mon entraînement.
─ As-tu un endroit pour dormir?
─ Non j’allais dormir à l’arrière.
Sarah, qui voit où son amie veut en venir.
─ Si je t’offre une chambre avec toilette dans la grange cela t’irait?
─ Je ne suis pas difficile. Quel genre de travail?
─ Tu te lèves à cinq heures tous les matins, tu déjeunes avec les deux autres employés, des gars, et tu nettoies les stalles, remplis les abreuvoirs, nourris les chevaux et suis les instructions de Joseph, un homme d’expérience qui a besoin de jus de bras. Ça te dit?
─ Le ranch est loin?
─ Environ à 50 minutes d’ici. Si tu acceptes, je t’emmène avec moi et tu couches au ranch. Ça te pose un problème de vivre à la campagne?
─ Non, c’est le contraire, ça m’évite de rencontrer des dealers, et je déteste le travail de bureau et la routine du neuf à cinq. Je suis une lève-tôt et l’idée de vivre seule dans une grange me plaît. Je suis un peu sauvage et travailler avec des gars me rassure.
Sarah enthousiaste :
─ C’est un deal? Tu as des choses à prendre?
─ C’est un deal! Non, seulement mon sac à dos que Jack a mis sous le bar. Je voyage léger.
─ Je vais voir à t’inscrire demain et tu peux commencer demain matin, on traitera ton dossier comme un remplacement.
Bella, songeuse, brasse lentement les glaçons de son verre en se parlant à elle-même.
─ Trouver des jobs, ça va, mais protéger les femmes de leur environnement familial et social violent, c’est très complexe.
─ Il n’y a pas de refuge pour elles?
─ Oui, mais le refuge n’est pas la solution à toutes les situations, et il faut que les femmes acceptent de s’y rendre et de quitter leur famille ou leur conjoint. Chaque cas est différent.
─ Tu sais, on n’a pas trouvé mieux que la force pour répondre à la violence. Avec le temps, les hommes finissent par croire qu’une violence à répétition acceptée leur confère un droit acquis. Dans la rue, j’ai survécu parce que Gilles m’a entraînée. Cela a contribué à me mettre en forme, m’a redonné confiance en moi et finalement a réussi à me faire respecter. Après avoir reçu une raclée, les hommes évitent à tout prix de se faire humilier à nouveau et, surtout, ils ne veulent pas qu’on puisse dire qu’ils ont été battus par une femme.
─ Tu parles d’entraînement, est-ce que ça prend un équipement spécial et dispendieux?
─ Du tout, on pourrait utiliser les locaux de Gilles. Une ou deux fois par semaine.
─ Je veux que ce soit toi qui donnes les cours. Les filles doivent avoir confiance, s’identifier à une autre femme et croire que cela peut marcher.
─ Est-ce que tu es en train de m’offrir un emploi?
─ J’ai des fonds, je peux rapidement rédiger une description de tâches et tu pourrais commencer la semaine prochaine. Je peux rencontrer Gilles le plus rapidement possible.
─ En soirée, c’est faisable. Gilles pourrait venir me chercher au ranch…
Mince! Je suis entrée ici et j’étais persuadée de ne jamais me trouver de travail, et maintenant, j’ai deux emplois.
Les trois femmes rient de bon cœur.
Bella se tourne vers Sarah, la regarde droit dans les yeux et lui prend les mains.
─ Je suis ici pour avoir des nouvelles, afin qu’on puisse parler entre nous. Est-ce que l’insémination a réussi?
─ Malheureusement non. Je vais mettre une croix sur mon projet, le gynécologue a confirmé que mon système de reproduction est trop endommagé.
Jack, alerté par le regard triste des deux femmes, s’approche doucement. Bella penche la tête, prend une grande respiration et lentement dit :
─ Et si… je portais le bébé pour toi?
Sarah très émue
─ Tu ferais ça?
─ J’en ai parlé avec Thomas et, comme on l’a déjà fait pour sa sœur, on sait dans quoi on s’embarque. Tu sais comment j’aime être enceinte et comment j’accouche facilement. Après 4 enfants, si nous voulons leur offrir une éducation convenable, je devais arrêter, mais j’en aurais voulu six.
─ Tu es vraiment sérieuse?
─ Tout à fait. Tu en parles à Jean-Pierre et nous nous assoyons ensemble pour rédiger une entente légale. Je ne veux pas être rémunérée, mais vous payez tous les frais médicaux encourus.
─ Tu n’en as jamais parlé avant?
─ Tant qu’il y avait de l’espoir, je ne voulais pas m’immiscer dans vos projets. De plus, le parcours vous a permis d’écarter l’adoption comme option.
─ Je suppose qu’après tant d’années de lutte, je suis sous le choc d’avoir une solution si rapidement.
─ La solution prendra sûrement un an de plus, tu sais, je ne peux pas aller plus vite!
─ Les filles, vous me semblez bien songeuses tout d’un coup!
Les copines en chœur :
─ On prendrait bien un autre verre!
─ Si je comprends bien, Rebelle, tu vas coucher au ranch ce soir?
Rebelle arborant un large sourire :
─ Incroyable! Désormais, j’enverrai paître tous ceux qui me diront que les bars ne jouent pas un rôle de premier plan dans la vie sociale de cette ville.
Figé comme une statue de sel… Jack laisse tomber le verre qu’il essuyait…Il fixe incrédule la porte d’entrée où un jeune asiatique très discret se tient immobile, les mains moites et le regard inquiet en le regardant tendrement.
Rebelle, interloquée, se retourne…
─ Rebelle… Je ne rêve pas…
─ Non, c’est bien lui… après tout ce temps.
─ Bonjour Jack, tu me reconnais?
─ Pour te reconnaître il faudrait que je t’aie oublié et ce n’est pas le cas. Il y a longtemps que tu es revenu?
─ Je débarque de l’avion. Est-ce que tu me sers un verre?
─ Grand Marnier sur glace.
─ Tu n’as pas oublié!
─ Est-ce que tu es passé seulement pour prendre un verre?
─ Je me demandais si le meilleur barman en ville était toujours célibataire et s’il désire toujours avoir un coloc pour partager les frais d’appartement?
─ Je suis célibataire… et j’aimerais bien trouver un coloc pour partager ma vie…
L’inconnu prend une gorgée de son verre, puis il sort de sa poche une petite boîte noire, qu’il dépose sur le bar.
─ Je n’ai pas oublié… Il y a dix ans, j’étais contre, mais la vie m’a fait changer d’idée.
Il ouvre la boîte qui contient un anneau en platine serti de deux énormes émeraudes.
Le bar devient tout d’un coup silencieux, on pourrait entendre une mouche voler, toutes les serveuses immobiles, les yeux rivés sur Jack, retiennent leur souffle, sauf Rebelle qui pleure à chaudes larmes.
─ Veux-tu toujours m’épouser?
─ Oui, plus que jamais.
Les deux hommes pleurent silencieusement. Le nouveau venu, connu de tout le personnel, prend la main de Jack et lui met l’anneau au doigt. Ils s’embrassent langoureusement sous le regard ému des occupants du bar.
Paulette :
─ Vive les amoureux! Vive la vie! Et champagne pour le barman!
Comme secouée par ces souhaits, l’audience retourne à ses préoccupations, les conversations reprennent et le brouhaha habituel est de retour au bar de la destinée…
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