Une jeune femme blanche en tailleur bleu, accompagnée d’une petite fille autochtone, se tient debout derrière la porte moustiquaire. Deux inconnues, une visite sans préavis dans sa maison où personne ne vient sans qu’elle leur ait indiqué comment s’y rendre.
─ Tante Ophélie?
─ Vous êtes la sœur de Buffle impétueux?
Personne ne l’appelle par son nom de baptême, sauf la fille de son frère qu’elle n’a pas vue depuis très longtemps. Elle dévisage la petite fille. Ces grands yeux aux cils longs et soyeux. Ce grain de beauté sur la joue gauche!
─ Marguerite?
L’enfant émue ouvre la porte et serre sa tante avec force.
─ Vous êtes bien la sœur de Buffle impétueux?
─ Oui. Qui êtes-vous? Qu’est-ce qui se passe? Entrez…
─ Merci. Je suis désolée de débarquer sans avoir pris rendez-vous, mais votre frère a refusé de prendre sa petite-fille et il nous a envoyé chez vous en m’informant que vous n’aviez pas le téléphone. Heureusement que Marguerite se souvenait où vous habitiez. Sans cela, je n’aurais jamais pu vous trouver.
─ Il est arrivé un malheur?
─ Les parents de votre petite nièce sont morts dans un accident de la route il y a une semaine. Les directives des parents confiaient l’enfant à votre frère et à défaut à vous. Je suis la travailleuse sociale responsable du dossier.
Émue par cette triste nouvelle, la grande femme aux cheveux d’argent se baisse, prend tendrement l’enfant dans ses bras et la berce en lui parlant un dialecte inconnu de la travailleuse sociale. L’enfant répond en pleurant plus fort, sans doute au souvenir de la dernière conversation avec sa mère.
Alertée par les pleurs, une femme massive au visage lunaire encadrée par deux tresses noires aux reflets bleutés, entre dans la pièce.
─ Ma filleule et son mari sont morts. Voici ma petite nièce Marguerite.
Un silence de mort s’abat sur le petit groupe entrecoupé par les pleurs de l’enfant.
Une petite fille aux grands yeux noirs, belle et délicate comme une biche au regard effarouché marche vers Marguerite, essuie tendrement ses larmes et l’invite à venir voir le nouveau chien dans la cour. D’abord surprise et muette, la petite orpheline plonge son regard dans celui de Petite Herbe. Immédiatement, une synergie s’opère entre les deux fillettes, qui, la main dans la main, sortent dehors pour aller cajoler Tempête.
─ Heureusement, les enfants vivent dans le présent. Le chiot est très enjoué et affectueux. Mais je m’excuse, veuillez vous assoir.
─ Merci. Si je comprends bien, vous allez prendre Marguerite?
─ La famille du mari de ma petite nièce ne veut pas d’elle?
─ Il semble que lors de la rédaction du testament, ceux-ci ont clairement indiqué qu’ils n’étaient pas prêts à prendre en charge votre nièce.
─ Il était contre le mariage entre un Blanc et une Autochtone. Alors leur réponse ne me surprend pas.
─ Je dois vérifier si vous et l’enfant voulez vivre ensemble et si les lieux et l’entourage satisfont les critères du ministère.
─ C’est-à-dire?
─ Marguerite va avoir une chambre, puis-je la voir?
─ J’ai une pièce, oui. Mais elle sera organisée plus tard.
─ Puis-je visiter la maison?
Ophélie penche la tête en signe d’approbation, et la fonctionnaire visite toutes les pièces.
À son retour dans la pièce principale, elle reste muette et indécise.
─ Je vois bien que Marguerite vous aime et que vous êtes prête à l’accueillir…
─ Mais…
─ Mais j’ai des documents à remplir et des critères à respecter. La chambre ne répond pas aux normes du ministère. Écoutez, je marche sur des œufs, et je veux le bonheur de l’enfant, alors pour pouvoir la laisser ici aujourd’hui, je propose de rendre la chambre conforme aux normes et je reviendrai dans deux semaines pour faire le suivi.
Marguerite, un petit chiot dans les bras, entre dans la pièce et, en regardant les adultes silencieux, se rend compte qu’il y a un problème…
─ Tante Ophélie, je t’assure que Madame Toussaint est une personne bonne et efficace en qui tu peux avoir confiance. Elle a tout démonté les meubles de ma chambre, emballé mes choses pour que je puisse me coucher dans MA chambre ce soir. La dame qui l’accompagnait l’a traitée de folle et l’a laissée toute seule. Sa familiale est remplie jusqu’au plafond, alors il faut que vous vous entendiez… S’il vous plaît! Elle m’a aussi informée que tu étais un personnage important de la réserve et que j’avais de la chance d’avoir une tante comme toi.
─ Bonne et efficace… Les meubles sont déjà dans votre auto?
─ Oui… J’ai pensé qu’avec un choc aussi important l’enfant aurait besoin de stabilité… je ne veux pas intervenir dans l’éducation de votre nièce, mais il me semble plus simple d’utiliser ce qu’elle chérit déjà…
─ La route est longue et la chambre qui sert de débarras a besoin d’un sérieux coup de balai. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous garde à souper et à coucher. Le fils de Femme Oiseau sera ici dans une heure. On lui demandera son aide pour transporter les meubles et je crois qu’on peut réussir à rendre la chambre…
─ Conforme aux normes…
─ Je mets les canards au four. Femme Oiseau, vas chercher tout ce dont on a besoin pour nettoyer la chambre. Il faudrait descendre votre voiture en bas près de la maison. Ici, la voiture d’un Blanc abandonnée sur le bord du chemin peut s’attirer de nombreux problèmes.
Les adultes s’activent et la chambre débarras brille comme un sous neuf lorsque le fils de Femme Oiseau stationne son camion en avant de la maison.
─ À qui appartient l’auto avec une plaque de l’Alberta?
─ À… Madame Toussaint.
─ Anne Toussaint, vous devez être le fils de Femme Oiseau?
Surpris, il sert la main d’une jeune femme au regard métissé qui trahit ses origines slaves, et qui le regarde droit dans les yeux.
─ Nous avons besoin d’aide pour monter et transporter les meubles dans ma camionnette…
─ Je suis votre homme, je suis menuisier et j’adore rendre service aux belles femmes qui croisent mon chemin.
Femme Loutre et Ophélie se regardent, incrédules. Le fils timide et solitaire sort enfin de sa coquille!
En fin d’après-midi, la camionnette est vide, la chambre transformée et tous les adultes morts de fatigue prennent un repos bien mérité dans la grande pièce. Les légumes finissent de cuire et la maison embaume.
─ Tout le monde reste à souper.
Après un copieux repas, la famille de Femme Oiseau quitte la maison et Marguerite dit au revoir à sa nouvelle amie.
─ Maintenant que la chambre répond aux normes, je suis sûre qu’il va falloir signer de nombreux documents. Je sais que je peux vous faire confiance et comme le dit ma petite nièce que vous êtes « bonne et efficace ».
Les deux femmes rient de bon cœur. Anne ouvre son porte-document et explique la procédure à Ophélie.
Au petit matin, les deux femmes, assises à la table de la cuisine, savourent leur thé en silence.
─ On ne peut faire disparaître sa peine, seul le temps a ce pouvoir, mais vous arrivez à la calmer et à la rassurer facilement. Je suis très heureuse de vous la confier.
─ Même si je ne voyais pas souvent Marguerite, nous avons toujours eu une relation chaleureuse. Au moment où ma vie de femme semblait toute tracée devant moi, et je dois bien l’avouer, routinière, l’arrivée de cette enfant transforme la grisaille de la cinquantaine en jours de fêtes, et illumine un avenir qui, hier encore, me semblait sans éclat.
─ La vie nous use qu’on le veuille ou non…
Je crois que nous avons couvert tous les aspects importants du dossier. Je reviendrai dans deux semaines avec le matériel pour rendre la maison conforme aux normes. Je ferai correspondre le rendez-vous de l’installateur de la soucoupe avec ma venue.
─ Je ne veux pas de télévision.
─ Vous n’en aurez pas, mais Marguerite utilise son ordinateur pour contacter ses amies. À l’automne, vous pourrez lui parler via Skype.
─ Ces boîtes carrées m’agacent, je n’y comprends rien.
─ L’enfant, les cheveux en bataille et les yeux encore tout endormis sort de la chambre, hésitante.
─ Un chocolat chaud?
─ Oui…
─ Anne embrasse doucement la fillette et quitte la maison sans se retourner pour éviter une séparation douloureuse. Laissées seules, la tante et la nièce s’apprivoisent l’une l’autre.
─ Petite Herbe et Femme Loutre vont passer la semaine avec nous. Est-ce que tu penses pouvoir m’aider à préparer la maison? J’ai un grand potager. Est-ce que tu aimes jardiner?
─ Je ne sais pas? En condo, il n’y a pas beaucoup de plantes.
─ Petite Herbe adore sarcler et arroser, vous pourrez le faire ensemble.
─ Je peux retourner dans ma chambre?
─ La journée s’amorce lentement, mais il faut occuper la nouvelle venue, afin qu’elle se concentre sur des tâches immédiates pour oublier son malheur.
L’arrivée de Petite Herbe allège l’atmosphère et les deux nouvelles amies, accompagnées de Tempête, partent s’amuser dehors.
─ Comment s’est passée la nuit?
─ Très agitée, elle est venue me voir à deux reprises. Je vais l’amener avec moi lors de mes cueillettes quotidiennes de plantes et tenter de l’intéresser à la flore environnante. Elle est brillante et curieuse. Avec le jardinage, cela devrait l’occuper.
─ Plus vite, elle adoptera une routine, plus son environnement deviendra rassurant.
Deux semaines plus tard, Anne arrive suivie par un gros camion.
─ Bonjour! J’ai tout le matériel et deux hommes pour procéder à l’installation.
Elle remet une filière à Ophélie.
─ J’ai consigné notre entente et sa mise en application par écrit, des copies de toutes les factures sont incluses pour vous protéger des vérificateurs. Vous êtes conformes sur papier et votre maison sera parfaite en fin de journée. Comment va Marguerite?
─ Quand on parle du loup, il se montre le museau.
Toute excitée, Marguerite accourt!
─ La truie a eu ses petits! Il faut venir toute de suite!
Les deux femmes amusées suivent l’enfant et Tempête les accueille bruyamment à la soue. Deux heures plus tard, épuisées mais joyeuses, les deux femmes reviennent à la cuisine où l’homme à tout faire est occupé à installer les nouveaux appareils, tandis que le plombier travaille dans la salle de bain.
─ Femme Loutre qui revient du potager semble découragée.
─ Tous ces changements sont nécessaires?
─ De vous à moi, probablement pas, mais pour que je puisse cocher les formulaires et satisfaire aux exigences du programme, oui.
─ Est-ce qu’il y a des cases pour l’amour, la tendresse et l’empathie?
─ Pas vraiment, c’est laissé à ma discrétion.
Sceptique, la nouvelle venue lève les yeux au ciel et retourne dehors pour échapper à la pollution sonore qui emplit la maison.
Lorsque, en fin de journée, l’installateur confirme que tout fonctionne, Marguerite court dans sa chambre.
Ophélie regarde Anne avec circonspection.
─ Petite Herbe est une bonne amie, mais elle ne peut pas remplacer toutes ses amies. Si elle les invite, il faudra rassurer les parents…
Ophélie, le regard noir et le ton sec, répond avec sarcasme.
─ Les informer que la maison est conforme… aux normes. Est-ce que je dois aussi être… aux normes?
Anne répond avec empathie…
─ Si vous saviez… avec tous les parents qui n’auraient jamais dû avoir d’enfants que je rencontre, vous êtes une mère exemplaire, mais pour les parents de ses petites amies, vous vivez sur une autre planète. Aujourd’hui, les parents veulent tout contrôler et savoir ce que font leurs enfants en temps réel. De plus, je vois tous les jours, des enfants surprotégés ou carrément abandonnés, alors ne vous en faites pas. Mais je crois que Marguerite n’aura pas de visite cet été. L’important, ce n’est pas les visites, mais qu’elle reste en contact. J’aime mieux vous dire ce qui en est pour que soyez prête quand elle ne saura pas pourquoi ses amies ne viennent pas la voir.
─ Je comprends.
─ Tel que discuté, et conformément aux vœux de votre petite nièce et de ses parents, à l’automne, Marguerite retournera en classe dans la même institution scolaire.
Marguerite, bien entourée, reprit tranquillement le dessus et comme le font souvent les enfants, elle devint le rayon de soleil de la maison au bord de la rivière.
Par un bel après-midi de la fin d’août, Ophélie prépara un goûter pour aller pique-niquer.
─ Avant que tu recommences tes classes, j’aimerais t’amener sur ma colline préférée.
─ On amène Tempête?
─ Non, seulement nous deux.
Après une marche de deux heures à travers les champs, elles aperçoivent un arbre colossal au milieu de la plaine sur la plus haute colline.
─ Il est immense!
─ C’est le plus vieux chêne que je connaisse. Nous y serons dans une heure.
Arrivées sous l’arbre, elles constatent qu’il est aussi large que haut.
─ Quand tu seras en ville, essaie de marcher pieds nus dans l’herbe et choisis un arbre. Il y a des arbres où tu vas étudier?
─ Il y a un parc qui longe les courts de tennis et les terrains de soccer.
─ Il y a des chênes?
Marguerite réfléchit car elle n’a jamais porté attention aux arbres…
─ Oui… au fond, à l’orée du bois, il y en a un… plutôt vieux…
─ Quand tu te sentiras seule, va t’asseoir au pied de cet arbre, il te tiendra compagnie.
L’enfant, sérieuse, regarde Ophélie en silence sans répondre.
─ Il faut apprendre à communiquer avec la nature, les arbres nous parlent.
─ Je te promets d’essayer. Je peux courir dans les champs? Avec maman, j’ai toujours aimé courir dans les herbes hautes quand le vent est frais et que le ciel descend jusqu’à moi.
─ Oui, va.
L’enfant part en courant et l’on ne voit plus qu’un épi noir qui se déplace sur une mer dorée ondulant langoureusement sous la bise estivale.
Comme à chaque fois qu’elle vient sur la colline, la jeune femme s’assoit contre l’arbre, ferme les yeux et se laisse bercer par la musique du vent sifflant dans les herbes et dans les feuilles au-dessus d’elle. L’invisible traverse le visible. Tranquillement, une douce mélopée rythmée lui rappelle le pouls de Terre-Mère qui l’invite à ressentir la vie et l’énergie de l’arbre qui monte du sol et qui progressivement la régénère.
Elle ne fait plus qu’un avec le patriarche, le passé visite le présent et des contacts sont établis avec d’autres temps. Des millions de bisons courent sur la plaine à l’infini tel un serpent noir qui ondule sur l’horizon en soulevant des nuages de poussière sur son passage et en faisant trembler le sol. La vision s’estompe aussi vite qu’elle était venue, vestige des temps anciens que l’arbre a vécus.
─ Tu dors?
Marguerite, agenouillée à ses côtés, lui offre une poupée de paille assemblée et tressée avec dextérité. Elle la regarde avec tendresse comme seuls les enfants savent le faire.
─ Maman me faisait confectionner une poupée chaque été quand nous campions. Elle sortait de la tente, chantait vers les quatre points cardinaux, puis me disait : Aujourd’hui, le ciel, la terre, l’eau et le vent sont en liesse car c’est un jour de plaine authentique.
Nous dansions à l’unisson sous le regard amusé de papa jusqu’à épuisement. Chaque automne, je glissais la poupée dans mon sac à dos et quand je me sentais seule ou que quelque chose m’attristait, ou me faisait peur, je serrais ma poupée en fermant les yeux et je me retrouvais avec maman et papa…
Aujourd’hui, c’est un jour de plaine et j’aimerais danser avec toi pour pouvoir t’emmener avec moi quand je partirai cet automne.
Profondément troublée et émue, elle se lève et danse avec l’enfant jusqu’à ce qu’elles s’écroulent d’épuisement… Soudées par ce moment de synergie et de joie totale, elles éclatent de rire et, l’œil rieur, Marguerite ajoute :
─ Mais je promets d’écouter les arbres.
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