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Nouvelles

Labours et traditions

Une nouvelle sur la force des liens du sang et sur la tradition des labours non mécanisés.

Couchée dans le foin, elle regarde l’araignée tisser sa toile. Par la porte ouverte de la grange, on aperçoit le champ de blé et le verger. Une brise fraîche court sur le champ d’épis qui valse allègrement avec cette cavalière langoureuse.

Après la traite, elle prend toujours un temps d’arrêt à la grange avant de retrouver la famille et les corvées. Sa belle-mère, femme d’action, gère sa maisonnée comme un petit caporal. Tout est réglé à la minute près, chaque objet occupe une place assignée, les fenêtres et les planchers luisent comme des sous neufs, les nappes et les couvre-lits sont lisses comme des peaux de bébé et il flotte dans l’air une bonne odeur de pain frais. Pour son père et ses frères, c’est le paradis! Pour elle, c’est l’enfer.

Avant de retourner à la caserne, elle s’accorde une petite demi-heure pour rêver dans le foin, de liberté, de désordre et de la balançoire de la galerie avec un bon livre. Comme la tradition le veut, sa belle-mère a entrepris sa formation de maîtresse de maison modèle. Seule fille du couple reconstitué, elle subit patiemment la passion de la nouvelle femme de son père pour l’entretien ménager et la cuisine. Si les tâches ménagères l’ennuient à mort, la cuisine compense car belle-maman est un professeur qualifié et, à sa table, on mange comme une reine.

La cloche du petit-déjeuner retentit et elle se lève à regret pour rejoindre ses demi-frères sans doute déjà attablés et affamés.

Le hall d’entrée de la grande maison de ferme embaume l’odeur du pain d’épice. À peine a-t-elle franchi le pas de la porte, que Zoé, le setter anglais, se rue sur elle, en remuant énergiquement la queue. N’ayant jamais pu contrôler le caractère effervescent du meilleur ami de son père, la porcelaine et le cristal ont trouvé refuge au salon où le chien n’a pas droit d’entrer. Complices et amis du premier lit, Zoé et Catherine se rendent coupables régulièrement de crimes de lèse-majesté, mais réussissent à se couvrir mutuellement à l’amusement de son père qui les adore.

─ Je vais te garder du bacon… Oui… oui… belle fille…

─ Catherine, j’ai besoin de toi à la cuisine…

─ J’arrive…

Le déjeuner et les tâches du matin expédiés, Catherine mutine et en compagnie de Zoé part en courant vers les champs sous le regard découragé de sa belle-mère.

─ Tu crois qu’elle va finir par vieillir un peu?

─ Elle ne sera jamais une femme d’intérieur… Elle a le temps…

─ À 19 ans, elle devrait être beaucoup plus mature!

─ Je vais lui parler.

En fin d’après-midi, Caleb quitte la ferme et se rend à pieds chez son frère qui est toujours de bon conseil. Arpentant le sentier de terre, il s’écarte pour laisser passer un attelage qui revient du marché.

─ Bonjour Joseph! J’ai besoin de te parler.

 Assis sur le porche, la pipe au bec, son frère le regarde venir le sourire aux lèvres.

─ Un souci?

─ Toujours le même… Catherine…

─ Assois-toi… J’ai peut-être une solution à court terme… Je vais avoir besoin d’aide pour les conserves. Pour le ménage, ta fille est pourrie, mais elle aime la cuisine et la vieille Sarah va lui donner toute la latitude qu’elle demande. Elle vient habiter chez moi avant la rentrée scolaire pour soi-disant m’aider et elle retourne à l’université en septembre en espérant qu’elle aura vieilli à son retour en fin de semestre.

─ Tu comprends, Édith est tellement une femme d’intérieur qu’elle ne peut pas comprendre que la petite ne veuille rien savoir de l’entretien d’une maison. En plus, chez les Amish, les tâches pour les femmes sont très clairement définies.

Je ne crois pas qu’elles soulèvent d’objections, c’est une solution en or, le conflit risque d’éclater et je ne veux pas que Catherine fasse une bêtise et quitte la maison sur un coup de tête.

Une fois rentré à la maison, Caleb discute de l’offre de Joseph et Édith approuve la solution proposée. Catherine saute de joie à l’annonce de la demande de son oncle préféré et fait ses bagages le jour même.

En remontant l’allée chez son oncle  Joseph, elle remarque une automobile stationnée devant la porte d’entrée. Sûrement de la visite de la ville… Elle entre et se dirige vers les chambres à l’arrière. La servante de son oncle sort la tête de la cuisine et l’invite à la rejoindre. Les deux femmes jasent et Catherine s’installe.

Son oncle la rejoint et l’invite dans son bureau. Un étranger assis dans un des deux fauteuils de chaque côté du foyer se lève et la salue.

Son oncle, muet, semble hésiter à faire les présentations et l’invite plutôt à s’asseoir dans le second fauteuil. Tout blanc, il referme la porte, contourne le bureau et s’assoit lourdement dans sa chaise.

Intriguée, Catherine regarde tour à tour les deux hommes et attend la suite…

─ Catherine, j’ai demandé ton aide à ton père pour le cannage, mais j’ai besoin de ton aide pour une mission délicate. Quoi que tu décides, il faut que tu me jures que tout ce qui se dira dans ce bureau demeurera secret pour toujours. Ta tante est morte, et j’éprouve des remords. Alors, j’ai engagé monsieur Dorlet, un détective, pour retrouver ma fille biologique. Est-ce que tu jures de garder le secret?

─ Je le jure…

─ J’ai eu une relation avec une femme avant d’être marié et elle est tombée enceinte. J’ai refusé de l’épouser et elle a quitté le village sans me laisser d’adresse. Elle m’a recontacté à la naissance de l’enfant et je n’ai pas voulu le reconnaître. J’ai des remords… Jacques a retrouvé les enfants, je suis le père de jumelles. Il connaît leur adresse et je voudrais que tu les rencontres afin de savoir si elles désirent me rencontrer.

─ Votre oncle m’a demandé de faire une petite enquête afin de savoir si ses filles étaient dans le besoin. Elles sont mariées, heureuses. Une a eu deux garçons et une fille et l’autre a eu deux filles.

─ Tu as deux filles et trois petites-filles, toi qui n’as jamais réussi à avoir de fille avec ma tante!

─ Oui…

─ Pourquoi ne les contactes-tu pas toi-même?

─ Un père Amish? Le scandale ici… je voudrais garder cela secret… Je voudrais que ce soit une femme qui leur pose la question… Je n’arrive pas à me décider… J’ai pensé que tu pourrais plaider ma cause… Je ne dors plus, j’ai un pressentiment que je dois faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi… Aide-moi?

─ Je vous conduirai chez les deux femmes en voiture et vous attendrez dehors.

─ Je peux y penser? Je garderai le secret ne t’en fais pas.

Catherine quitte le bureau en silence et sort tranquillement de la maison. Elle marche longuement dans le verger derrière la maison et s’assoit sous le grand chêne, pensive.

Plus elle pense à ces deux femmes inconnues et plus un sentiment d’urgence l’habite. Quelque chose au plus profond d’elle-même l’appelle et l’implore de rencontrer ces deux jeunes femmes. Elle court à l’intérieur et entre dans le bureau où les deux hommes se serrent la main…

─ J’y vais! On part demain matin. Soyez ici vers neuf heures.

Les deux hommes interloqués se figent et se sourient mutuellement.

─ Merci ma grande.

─ Je serai devant la porte à neuf heures tapant.

Catherine quitte la pièce sans leur adresser la parole et court à la cuisine où la cuisinière sort du four la dernière plaque de biscuits au gruau et aux raisins.

La jeune fille pille la jarre à biscuits sous l’œil attendri de la vieille domestique qui dépose les derniers desserts sur le bloc de boucher.

─ Vos biscuits m’ont toujours consolée depuis que je suis une petite fille. Ils sont confectionnés avec amour et vous aimez qu’on les croque avec voracité. Sarah… j’ai besoin d’un câlin!

─ Viens dans mes bras. Tu as toujours été ma favorite, mon cœur fond quand je te vois pleurer ou que tes yeux s’ennuagent d’un brouillard mélancolique.

La vieille fille au grand cœur, qui a élevé les enfants des autres, ouvre les bras une nouvelle fois pour accueillir celle qui a toujours réclamé sa tendresse même au berceau.

En entrant dans la cuisine, Joseph sourit devant le tableau attendrissant de ces deux âmes sœurs qui s’enlacent et en profite pour voler trois biscuits chauds en riant, avant de ressortir rapidement.

On entend le klaxon d’une automobile stationnée devant la porte d’entrée et Catherine, qui enfile son cardigan en laine, court vers l’avant. Dehors, son oncle, devant la portière du conducteur, donne ses dernières instructions au chauffeur impatient. 

─ Dépêche-toi! Jacques a un horaire à respecter pour que tu trouves tes cousines à la maison.

─ Elle descend les marches rapidement avant de s’engouffrer dans la Chevrolet verte.

L’auto roule sur le chemin de terre amish pendant une demi-heure puis prend l’autoroute.

─ Je peux mettre de la musique? Vous n’avez pas dit un seul mot depuis notre départ.

─ J’aimerais que vous me parliez de la première inconnue afin que je puisse me faire une idée avant de l’aborder.

─ D’accord. Elle est mariée à un fermier qui possède une érablière prospère. Elle est professeure de français et mère de trois enfants, deux garçons et une fille. Elle a été adoptée très rapidement par un couple qui avait deux garçons et semble avoir eu une enfance heureuse.

─ Avez-vous une photo d’elle?

─ Oui, dans la filière bleue à côté de toi.

Elle ouvre lentement la pochette et observe avec curiosité le portrait d’une jeune femme blonde qui lui rappelle quelqu’un. Elle fouille intensément dans sa mémoire visuelle et abasourdie, s’écrie :

─ Madame Muller!… la mère?

─ Comment?

─ Elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau! Wow! Une sainte femme, respectée par toute la communauté pour sa piété et sa réserve! Même si elle est morte l’année dernière, je comprends le dilemme de mon oncle, toute la famille serait dévastée par une nouvelle aussi scandaleuse.

Comment avez-vous retrouvé les jumelles?

─ Ton oncle a reçu une adresse et un nom à la naissance pour lui donner une dernière chance de reconnaître son enfant. Il ne s’est jamais rendu à cette adresse, mais a conservé le document. Je n’ai eu qu’à me rendre là-bas. La sage-femme y habite encore et bien que très âgée, elle a gardé des filières très précises de chaque naissance. Elles ont décidé de séparer les jumelles qui n’étaient pas identiques afin de faciliter l’adoption et se fondre le plus possible dans l’anonymat. Les deux enfants ont rapidement été adoptés et personne ne sait qu’à la naissance, elles étaient des sœurs.

─ Madame Muller a eu deux portées de jumeaux! Est-ce qu’elles ont cherché à retrouver leurs parents biologiques?

─ Officiellement, jamais… On y sera dans une demi-heure.

L’auto quitte l’autoroute et emprunte un chemin de campagne. Le détective se stationne sur le côté de la route et se retourne vers le banc arrière.

─ C’est la maison à droite… elle reste à la maison le mercredi matin, probablement  parce qu’elle n’a pas de cours au Cégep. Je me stationne en avant de la porte et je vous attends.

─ C’est parti…

Elle appuie sur le bouton de la sonnette.

La jeune femme de la photo ouvre la porte de bois.

─ Oui?

─ Madame Claire Richard?

─ Oui… On se connaît?

─ Pas vraiment… je suis la nièce de votre père biologique qui désirerait vous rencontrer.

─ Après tout ce temps… Combien désirez-vous?

─ Rien… Est-ce que vous savez que vous avez une sœur jumelle?

─ Non… Si c’est une arnaque, vous savez que je peux facilement vous déjouer avec des tests.

─ Ce n’est pas une fraude et je crois que votre sœur sera contente de passer les tests qui prouveront hors de tout doute possible que vous êtes des sœurs.

La femme derrière la porte moustiquaire se met à trembler et ne peut retenir plus longtemps des larmes. Surprise, Catherine, empathique, ouvre le portail et saisit la jeune femme en pleurs qui semble sur le point d’éclater. Alerté, le détective vient porter main-forte à sa cliente et ensemble ils soutiennent la jeune femme jusqu’au divan du salon où elle s’effondre.

Entre deux hoquets, la femme complètement chamboulée, s’écrit :

─ C’est un miracle… c’est impossible…

Catherine et Claude s’assoient patiemment aux côtés de la femme éplorée et attende qu’elle reprenne ses sens.

─ J’ai un fils qui a besoin d’une greffe de rein rapidement, je ne peux pas lui donner un rein et nous ne trouvons pas de donneur… Il y a urgence, une sœur jumelle est un cadeau inespéré. Qu’elle est son nom?

─ Irène Parent.

─ Irène Parent! Qu’est-ce qu’elle fait comme métier?

─ Infirmière.

─ Je la connais! C’est ma sœur?

─ Oui…

─ Vous avez le numéro de téléphone?

─ Oui…

─ Passez-le moi… je l’appelle…

─ Irène Parent?

─ C’est Madame Richard, la mère de Luc Morin. Je suis désolée de vous contacter sur votre ligne personnelle… mais j’ai devant moi une jeune fille qui affirme que nous sommes des sœurs jumelles. Elle a des preuves… avec les tests, nous pourrions le confirmer… vous comprenez pourquoi je suis bouleversée… Vous contactez les laboratoires? Vous voulez que je me rende chez vous? Nous arrivons… Merci…

Elle ferme le téléphone… et s’assoit. Elle signale un nouveau numéro…

─ C’est moi… Il faut que tu reviennes à la maison… j’ai trouvé un donneur… j’ai besoin de toi.

Elle se tourne vers les nouveaux venus et, toute émue, elle ajoute :

─ Vous allez sauver mon fils… Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis?

─ Oui… et si votre sœur n’est pas compatible, vous pouvez compter sur moi. Je vous accompagne si vous le permettez?

─ Oui… j’ai besoin de toute l’information que vous détenez. C’est un miracle… Je n’y crois pas.

Une semaine plus tard, dans la salle d’attente pour les greffes, Catherine, Claire et Irène attendent les résultats. Le docteur les fait entrer dans son cabinet avec le sourire aux lèvres.

─ Mesdames j’ai de bonnes nouvelles. Claire, Catherine et Irène sont compatibles, deux excellents donneurs. Qui donne son rein?

─ C’est moi… Entre sœurs…

─ Je n’en reviens pas, deux sœurs qui ne se connaissaient pas! Pourquoi maintenant?

─ Parce qu’à l’automne de sa vie, mon oncle a eu des remords et que je crois que votre mère dans l’au-delà nous a fait comprendre qu’il y avait urgence. Quand mon oncle m’a demandé de venir vous voir, j’ai ressenti un sentiment d’urgence tellement fort que je ne pouvais pas ne pas essayer. Les liens du sang, c’est fort. Sans jamais vous avoir rencontrées, vous avez marié des fermiers, vous travaillez la terre avec des chevaux, sur une érablière et sur une fermette biologique. En vous parlant, je constate que nous avons beaucoup de valeurs en commun. Nous sommes des âmes sœurs pour qui la tradition des labours non mécanisés va de soi. Nous vivons dans des mondes différents, mais nous avons un respect similaire pour un mode vie en harmonie avec la nature.

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